Édition originale d’un des grands romans du XIXeme Siècle – le roman préféré de Léon Tolstoï qui lâcha ce commentaire un rien exalté dans son Journal : Une Vie est un roman admirable ; ce n’est pas seulement le meilleur roman de Maupassant, mais peut-être même le meilleur roman français après Les Misérables de Hugo.
Un des 10 exemplaires sur Hollande – le véritable et premier grand papier – il fut ajouté ensuite à ce tirage, 40 exemplaires sur Hollande, tous numérotés cette fois mais avec nouveau titre et faux titre réimprimés pour l’occasion.
Sont jointes trois pages manuscrites du roman – deux pages sont complètement inédites.
Une première page concerne la grossesse douloureuse de Jeanne avec ses correspondances dans les changements d’aspect de la nature végétale du parc du château familial – les deux pages suivantes (abondamment corrigées) qui débutent par elle se sentait légère à toucher le plafond d’un bond, décrivent une scène de baptême en bateau (scène contemporaine du vieux manuscrit mais complètement abandonnée par Maupassant), et le récit d’un repas paillard.
La rédaction d’Une Vie dura cinq années (1878-1882) durant lesquelles le contenu de l’œuvre subit diverses modifications. Dans les premiers manuscrits, les épisodes sont plus étendus et les personnages plus nombreux. L’intrigue se simplifiera par la suite.
On connaît à ce jour deux sortes de manuscrits : un manuscrit complet qui fut remis à l’imprimeur, et six brouillons dont celui-ci.
- Le manuscrit complet (Paris, 12 juin 2003, n° 192), constitué de 413 feuillets, fit partie des collections Jean Davray-colonel Daniel Sicklès-Jaime Ortiz-Patino. C’est la copie du texte qui fut remise à l’imprimeur. Son texte, tardif, est donc semblable au texte imprimé. Il est aujourd’hui conservé dans une collection privée.
Les six brouillons sont issus d’un état antérieur au manuscrit complet. Les cinq premiers sont répertoriés par Louis Forestier dans les Œuvres complètes de Maupassant (La Pléiade) :
- le brouillon Louis Barthou, appelé “Vieux manuscrit”. 114 ff.
- le brouillon Léon Fontaine. 24 ff.
- le brouillon Léon Hennique. 79 ff. Il est conservé à la Bibliothèque municipale de Rouen
- le brouillon Coulet-Faure. 12 ff.
- le brouillon de la British Library. 2 ff., conservés sous la cote BL41996. X. (1).
- le présent brouillon (2 pp. sur 2 feuillets)
Ces brouillons sont des chapitres, des scènes ou des morceaux de scènes. Rédigés sur différents types de papier, ils ne constituent pas un ensemble de travail cohérent mais plusieurs pièces d’un même puzzle, celui d’une œuvre (et d’un écrivain) en train de se former. Ces fragments sont connus et étudiés depuis les années 50. La redécouverte d’un sixième brouillon d’Une Vie – inédit, celui-ci – constitue donc une nouveauté dans la compréhension de la genèse d’un des plus importants romans français du XIXe siècle.
Ce fragment est formé de deux pages sur deux feuillets :
“Elle se sentait légère à toucher le plafond d’un bond, à passer comme une balle par la fenêtre, à monter d’un élan la grande côte en face et à la redescendre en quelques sauts.
Le curé et le maire commençaient à brailler en parlant des affaires de la commune, et la pointe d’ivresse qui les animait faisait apparaître leur inimitié originelle. Leurs figures rouges, bouffies par la nourriture, avaient des plis haineux autour du nez et ils se disputaient sans s’entendre, ressassant d’une langue épaisse des arguments pâteux et vagues. Le maire, à bout d’haleine, termina la discussion par un mot heureux - “Suffit, Monsieur le Curé, m’est avis que ce n’est pas l’endroit”. Le prêtre, confus d’être rappelé aux convenances par ce rustre, darda sur lui ses petits yeux méchants, et se tut. Mais de l’autre côté, Anselme qui paraissait oppressé, tapotait sur la table avec ses gros doigts comme s’il eût joué du clavecin et il regardait parfois de côté Madame Vallin toujours muette, avec l’intention bien évidente d’entrer en communication. Le jardin était rempli d’une agitation désordonnée. Les femmes attirées peu à peu par les cris et l’odeur des viandes étaient venues pour voir comme elles allaient aux baptêmes et aux mariages.
Depuis deux heures, l’odeur des viandes et le bruit des voix charriés par la brise tiède qui suivait la vallée avaient troublé sur le seuil des portes les femmes laissées seules avec les petits enfants. Des journaliers revenant du travail racontaient le festin avec [de la] stupeur dans les yeux et dans la bouche. L’animation que produisent toujours les événements extraordinaires, les baptêmes ou les mariages, se répandait et des dialogues couraient le long des rues.
“Si nous allions les voir, hein ?” – “Je veux bien moi”. “Je dis à la Pauline de venir itou”. Alors l’une après l’autre elles se mirent en route, portant un mioche dans les bras, en tenant un autre par la main, tandis qu’un troisième par derrière tirait la jupe d’un air grognon. Arrêtées devant la haie, elles reconnaissaient leurs époux et riaient beaucoup de les voir gris parce qu’ils n’étaient pas au cabaret. “Dos donc la Martine, regarde Martin s’il est saoul” – “Eh bien, et le tien, il en a sa suffisance”. Elles élevaient les enfants l’un après l’autre pour leur montrer leur père. “Regarde papa là-bas, le connais-tu papa, voyons, fais rosette, crie “bonjour papa”. Et les tout petits bouts de chair emmaillotés, agacés par le vacarme” […]
Ces deux pages appartiennent à la première époque de la rédaction d’Une Vie, contemporaine du « Vieux manuscrit », soit probablement du début de 1881.
Selon Marlo Johnston (Guy de Maupassant, Paris, 2012 & Maupassant, Œuvres complètes. Romans, Paris, 1987, pp. 1229 et suiv.), la troisième page provient sans doute du même manuscrit que celui du Colonel Sicklès : le format, l’écriture et la numérotation dans le coin en sont identiques. Il faudrait vérifier si ce manuscrit Sicklès est bien complet de la page portant dans le coin supérieur la foliotation 195. Le passage fut retenu dans le livre imprimé. Maupassant décrit la grossesse douloureuse du protagoniste principal, Jeanne, semblable à la nature changeante du parc.
Les trois pages de manuscrit jointes à cet exemplaire offrent donc un tableau inégalé de l’écriture de Maupassant et de la genèse de son plus grand roman : le brouillon d’une scène primitive qui ne fut pas gardée, et celui d’un de ses derniers manuscrits de travail.
Précieux exemplaire, impeccablement relié par Huser.