Édition originale.
Un des 44 exemplaires numérotés sur grand Vélin de Rives, après 24 Chine et 10 Japon, et avant 22 Lafuma, du tirage de luxe.
René Leÿs est un des grands « romans » du début du XXème siècle, même les commentateurs les plus circonspects de l’œuvre de Segalen s’accordent à le considérer comme un chef d’œuvre, « un chef-d’œuvre qui lui échappa presque involontairement », voire un «miraculeux accident », jugeant ce livre plus « vrai » que les autres même si, une fois encore, celui là faisait se confronter l’imaginaire et le réel dans une nouvelle variation littéraire plus ambiguë que jamais. René Leÿs serait-il la part la plus accessible de l’inaccessible Victor Segalen?
A l’inverse, certains de ses plus fervents admirateurs tournent aisément la bride devant cette fantaisie romanesque teintée d’ironie qui cadre mal avec l’œuvre hiératique du poète des Stèles. Ce n’est plus Hamlet en son Palais aérien mais les cavalcades pékinoises d’un Don Quichotte des rues qui se lance contre les brumes infranchissables de la Cité interdite, contre l’omniscience de l’auteur aussi, ubiquiste et omnibarbant, les facondes peu ragoûtantes du sujet où la vraisemblance le dispute à la véracité, comme le mensonge à la vérité, l’ironie au rêve, le dehors au dedans…
Ah le beau Dragon rouge parodique, peint par Georges-Daniel de Monfreid, figure de l’Empereur ou figure de l’Imaginaire, élevé entre le narrateur et le narré, larrons de couverture fichés dans un même corps à corps typographique (scrutez la couverture). Leÿs, donc, Ciel phonétiquement renversé, est aussi inclassable que Stèles, Odes ou Peintures, peut-être plus encore, car, dans les labyrinthes du récit et ses mises en abyme, il en reflète des éclats fragmentaires tombés sur la ville dans une douce et nostalgique désillusion, se jouant de soi et de ses genres avec une grâce déconcertante – à l’instar de Gaston du Terrail & de Ponson Leroux : Le Mystère de la Chambre violâtre, comme il est écrit sur un des feuillets des Notes et Plans accompagnant le manuscrit. D’ailleurs, si l’on en croit encore « l’auteur », ce délassement feuilletonesque et policier, prétendument conçu comme une distraction des « grosses choses » de la guerre, tient plus de la gageure que de l’œuvre – comme il l’écrit à Edmond Jaloux, le 1er juin 1916.
Un simple pari à gagner : 400 pages sur une aventure vécue dans le Péking moderne. Simplement, j’essaie d’être amusant. Trois ans plus tôt, à Jules de Gaultier, il ajoutait ironiquement : et çà se vendra honteusement au dixième mille ou bien le public n’est plus le public. Enfin j’y déverse une fois pour toutes ma gourme d’écrire jamais un roman d’aventures.
L’histoire commence en juin 1910, au moment où Segalen documente son projet de Fils du Ciel. L’écrivain vient de faire la connaissance de Maurice Roy, jeune compatriote désœuvré de 19 ans, fils du directeur de la poste française à Pékin. Roy, qui a une connaissance impressionnante de la ville chinoise et maîtrise parfaitement la langue, joue d’abord les guides et les professeurs auprès de Segalen. Européen le plus versé dans le haut milieu chinois, il devient ensuite un merveilleux collaborateur pour l’écrivain à qui, outre les années de recherches qu’il lui épargne, il révèle certains surprenants secrets de la Cité interdite. Segalen, qui tient là une source inespérée d’informations pour son projet littéraire, retranscrit les révélations captivantes de son cadet dans un journal secret – l’écrivain semble davantage fasciné par l’extraordinaire vraisemblance de ces révélations plus qu’il ne se soucie de leur véracité. Ne donnent-elles pas réalité à ses rêves ? Ce sont les Annales secrètes d’après MR qui devaient alimenter le Fils du Ciel et qui, trois ans après, lui fourniront la matière de René Leÿs.
L’histoire était si belle qu’il valait mieux maintenir jusqu’au bout une incertitude plus riche que toute vérité, écrit Henri Bouillier. A l’inverse de Rouletabille résolvant l’impénétrable mystère du château du Glandier, le narrateur de René Leÿs ne pénètrera jamais le secret de la cité violette où, tout autour, le mystère s’épaissit et triomphe brutalement de la Connaissance avec un grand C. Le poète et son informateur se perdent de vue à la fin de la dynastie Mandchoue, en automne 1911. Le cholestérol finit par détruire Maurice Roy qui disparaît dans un ascenseur trente ans plus tard. Quant à René Leÿs, si l’on en croit la séduisante idée du professeur Bouillier, il aurait poussé l’amitié jusqu’à mourir, non pour sauver la face, mais pour éviter de renverser l’échafaudage d’imaginaire de son narrateur. Il a peut-être fini, tel saint Genest, par entrer dans la peau de son personnage, comme pour démontrer que les puissances de l’Imaginaire sont capables d’informer même le Réel.
Éblouissante reliure de Louise Bescond (2015).