Truculente correspondance littéraire – inédite – pleine de fantaisie, adressée tour à tour à Mon cher Félix Fénéon, Mon vieux Félix, Old Félix et ami, Valeureux Félix ou plus simplement Chers amis, mes chers enfants… vieux copain.
En 1898, Fénéon avait publié dans sa revue blanche la première nouvelle de l’écrivain voyageur, alors inconnu, et s’était occupé, en 1903, de lui obtenir pour son premier roman, Force Ennemie (publié à La Plume) le premier prix Goncourt de la création (bien qu’on n’en fît pas encore grand cas).
Sept lettres sont envoyées de Saint-Tropez (Haïti) sic, ou Clairemyldizkiosk Champs Elysées des Canoubiers, re-sic, les deux dernières d’Alger où l’écrivain cherche fortune.
Les Fénéon et les Nau sont très proches – Yvette et moi demeurons avec plus d’acharnement que jamais vos vieux copains qui vous aiment bien – et passent ensemble leurs vacances d’été à Saint Tropez, où ils retrouvent les peintres Luce, Signac, Cross et leurs épouses (…) je viens vous rappeler que par les serments les plus sacrés et les jurements les plus horribles, vous vous êtes engagés tous deux à vous embouteiller dans notre bocal de préférence à tout autre. S’il en reste un peu pour Berthe Signac, ce sera all right, mais pour commencer, votre devoir absolu est d’élire Claire-Émile (nom de la villa des Nau) dont les longues et belles enfilades de salons et les magnifiques bed-rooms modern style sont vôtres aussi (…) Venez mon cher Félix Fénéon contempler la statue de Suffren sur le port de l’ami Tropez : c’est une œuvre dégoutante, suintante de ridicule et de bourgeoise grossièreté, mais elle rafraîchit le quai d’un coin d’ombre et empêche la fonte trop rapide de la glace déposée dans les verres du Café Casino (…)
Il y est question de littérature, des bouquins en chantier comme le recueil de vers que Nau destine à Fénéon (sur le site !) où des affaires littéraires parisiennes qui l’ennuient où lui plaisent – Vous désiriez savoir ce que ce petit cochon de Boès (Karl Boès, un jeune veau qui préside aux destinées de La Plume) avait à me proposer de si souriant ? (…) faire partie du comité de rédaction, du Comité d’Honneur de sa revue (vous pensez avec quelle énergie je l’ai envoyé balayer des végétations mortes tout en enguirlandant mon refus de phrases fleuries et faussement aimables (…) je plains bien Charles-Louis Philippe et les autres écrivains qui vont se fourrer dans cette affaire-là ! (…) Grâce à vous la longueur de mes cigarettes ébaubit les Tropéziens et j’ai encore appris… de petites choses dans Frapié et Charles-Louis Philippe. Ils ne sont pas aussi cochons que moi mais plus délicatement vicieux, les bougres ! (…) « La Maternelle » est un bouquin étonnamment fort, pas du tout roman-roman, grâce au ciel ! et prodigieux de vie malgré ou plutôt à cause de cela. Si Gourmont l’avait lu, il n’aurait pas dit dans le « Mercure » que c’était un livre de chef de bureau grincheux (ou quelque chose d’approchant). Vous avez vu le coup de patte du dit Gourmont : L’académie Goncourt a été encore assez malheureuse dans son choix, cette année (je ne réponds plus du texte mais c’est le sens). J’ai rigolé comme un petit cachalot. « Force ennemie » était de la ……onnade (probablement couillonnade) mais « La Maternelle » est un chef-d’œuvre (…)
Connaissez-vous la dernière de l’ami Paul Signac ? Il a retourné le nom de Gabriel Syveton et a trouvé : ignoble satyre / plus : v / mais, ajoute-il, V n’est rien !!! (…) Puisque vous êtes assez gentil pour vous informer du successeur du « Prêteur d’Amour » je vous dirai que cet infâme bouquin intitulé la « Caladora » se passe à Ténériffe (…) Il y a dedans de petits palmiers roux (pas beaux comme les cocotiers antillais) des pelures de pastèques et de citron, des matrulles vénérables, des yankees et anglais trop saintement protestants, un vicaire catholique féroce que j’estime en bon jésuite révolutionnaire que je suis, des petites gredines, polissonnes de leurs corps, des chenapans nettement prosaïques et quelques attaques à la famille, à la propriété et à la religion (…)
Les deux longues lettres, postées d’Alger où les Nau tentent fortune – à l’arrivée tout nous a charmés, au bout d’un mois nous aurions donné toute l’Algérie pour un paquet de cure-dents –, sont aussi cocasses – la veine semble, de nouveau, sourire à ma cafetière si cabossée par les ans : voici que j’ai quelques vagues chances d’entrer au « Journal ». Mais je crois l’avoir déjà dit. Or toutes mes veines me sont venues de l’époque où j’ai été adopté par la « Revue Blanche ». Donc merci au copain Félix – mais évoquent les souvenirs du midi de la France avec une pointe de nostalgie, nous songeons fréquemment à ce que vous disiez dans ce trou bizarre batignollo-trocadero-exposition qu’on appelle Alger.
Grâce au Ciel (contre lequel, misérable, vous avez des préjugés) nous ne tarderons pas, je l’espère, à coloniser des bords moins barbaresques (…) Oui, nous pourrons recommencer Saint Tropez, à une distance des Lices et des Canoubiers, assez considérable, toutefois pour que nous ne craignions plus de concurrence (…) nous aurons une terrasse, ô Félix, pour que vous puissiez vous repromener sous ombrelle rose et en chemise flamboyante…