Librairie Pierre Saunier

Le Livre posthumeLe Livre posthume Le Livre posthumeLe Livre posthume Le Livre posthumeLe Livre posthume

Du Camp (Maxime).
Le Livre posthume. Mémoires d'un suicidé.

Paris, Victor Lecou, 1853 ; in-12, demi-chagrin marron, dos à nerfs, filets à froid (reliure d'époque). 331 pp.

300 €

Édition originale du seul livre de Du Camp qui ait encore un intérêt aujourd'hui.

Envoi a. s. au peintre et graveur Hédouin : à Edmond Hédouin souvenir d'amitié Maxime Du Camp.

Mouillure claire angulaire au bas des pages du volume (les 200 premières...)

Ouvrage fortement empreint d’autobiographie, le Livre posthume est la confession romancée de la première jeunesse de Maxime Du Camp, celle de 1848. Par une belle nuit étoilée, notre écrivain se lie avec un jeune voyageur prématurément usé par les passions et qui promène dans le désert d’Égypte un incurable ennui et une hantise désespérée de la mort. Quelque temps plus tard, Jean-Marc (c’est son nom) se suicide non sans avoir écrit ces mémoires que Maxime Du Camp est censé publier. On ne peut manquer d’évoquer le Livre posthume sans rappeler l’importance du lien qui unissait Maxime Du Camp et Gustave Flaubert dans leur jeunesse. On sait qu’ils se rencontrèrent et devinrent de grands amis en 1843, qu’ils voyagèrent ensemble en Bretagne, à l’été 1847, puis en Orient, de novembre 1849 à mai 1851, et enfin, qu’ils commencèrent à s’éloigner l’un de l’autre à leur retour de voyage. Intimement lié aux souvenirs de cette longue aventure, à l’Orient qui domine alors la pensée de Du Camp et fascine son imagination, le Livre posthume n’est pas l’œuvre qu’il dédia à son compagnon de voyage mais celle où le souvenir, l’influence et même l’imitation de Flaubert furent les plus manifestes. Tel est le point de vue d’Edmond Maynial qui, en 1927, à partir des Souvenirs littéraires, des Notes de voyage et de la correspondance de Flaubert, démontra que toute la partie orientale du récit de Du Camp était conforme à la réalité, il n’y manque guère que la personne du véritable compagnon de voyage (Flaubert et son milieu, Nouvelle revue critique, pp. 69 à 173).

Plus révélatrice, la comparaison avec le Novembre de Flaubert, alors inédit, mais que Du Camp connaissait. Flaubert devait remarquer cette parenté et s’en ouvrir à Louise Colet : Je ne sais si je m’abuse (et ici ce serait de la vanité), mais il me semble que dans tout le Livre Posthume il y a une vague réminiscence de Novembre et un brouillard de moi, qui pèse sur le tout ; ne serait-ce que le désir de la Chine, à la fin… Du Camp ne sera pas le seul sur qui j’aurai laissé mon empreinte, le tort qu’il a eu, c’est de la recevoir ; je crois qu’il a agi très naturellement en tâchant de se dégager de moi : il suit maintenant sa voie. Mais en littérature, il se souviendra de moi longtemps (lettre du 9 décembre 1852). Au milieu des déceptions que ne leur ménage point la réalité, le héros de Novembre comme celui du Livre Posthume, éprouvent de périodiques aspirations vers les terres de lumière, vers le mirage des antiques et pittoresques civilisations : Égypte, Inde, Chine. L’un et l’autre rêvent, au pays jaune ou au fleuve jaune, avec la même incohérence dans leurs visions exotiques. Et c’est une impression diffuse, un « brouillard », comme le dit curieusement Flaubert, qui fait apparaître le fantôme de « Novembre » sous les rêveries du « Livre posthume ». (…) l’un voyage en imagination à travers les fantaisies dorées peintes sur la laque des boîtes à thé, l’autre à travers les caprices soyeux d’un écran ; l’un s’éprend des femmes aux pieds minuscules, à la tête enfantine, aux sourcils minces, qui vivent dans des tonnelles de roseaux verts et mangent des fruits à la peau de velours, dans de la porcelaine peinte ; l’autre poursuit les jeunes filles sur les grands radeaux des fleuves éblouissants, ou contemple les femmes toujours muettes qui passent leurs petites têtes de porcelaine à travers les bambous de leurs fenêtres (…) Le « désir de la Chine » est une lointaine survivance de cette exaltation romantique où communiaient ensemble, dans d’interminables causeries de Croisset, Flaubert, Bouilhet et Du Camp. On passera sur toutes les turqueries d’usage, les rêves des Mille et une nuits, la hantise de la vie au désert, l’invitation au voyage pour l’Inde calquée sur le voyage de Chine, la visite à une courtisane, les promenades et les impressions d’automne, l’obsession de la mort, la hantise du suicide ou la pirouette ironique du dernier mot du désespéré flaubertien… Bref, toutes les abondantes empreintes de Novembre que Maynial s’est fait fort de relever.

De retour du voyage en Orient, reclus à Croisset, Flaubert se lançait dans la composition de Madame Bovary pendant que Du Camp s’emparait de la Revue de Paris, moribonde, ravissait à un Mérimée vieilli sa précieuse maîtresse, Mme Delessert, briguait la rosette et prodiguait paternellement à Flaubert des conseils d’arrivisme littéraire malgré les protestations sévères et indignées que lui renvoyait son ami, du fond de sa laborieuse solitude.

La parution du Livre Posthume devait accentuer la profonde mésintelligence et la rupture sans éclats des deux amis. Mais laissons Maynial conclure :

Ces Mémoires d’un suicidé sont une réplique attardée à la déjà lointaine Confession d’un enfant du siècle. Parce qu’il sentait combien ce mal du siècle était démodé, sous la forme conventionnelle que lui avait donné tant d’imitateurs, Flaubert a laissé dormir dans ses cartons toutes ses œuvres de jeunesse qu’une piété intelligente nous a rendues sans nous inviter à les admirer toutes. Moins avisé, plus pressé de copie et de succès immédiat, le « jeune Maxime » n’a pas imité cette discrétion. Trente ans plus tard, s’inspirant de sa rancune envers Flaubert bien plus que d’un jugement critique désintéressé, il raille doucement, à travers ses souvenirs, le romantisme échevelé et macabre de « Novembre ». Que n’a-t-il plutôt appliqué au Livre posthume cette sévérité trop clairvoyante ? Mais après tout, en 1882, Du Camp ne pouvait prévoir que « Novembre » serait publié un jour, et il avait peut-être acquis assez de modestie pour penser que le Livre posthume était oublié.