Édition originale.
Un des 10 exemplaires numérotés sur Hollande, seul tirage de tête après 7 Japon.
Envoi a. s. : A Gabrielle & Louis de Fourcauld, en remercîment très ami de deux années de bonne intimité – & en toute affection. Max-Anély 29 septembre 1907
Cousine de Segalen, Gabrielle de Fourcauld est la sœur du compositeur et officier de marine Jean Cras. Victor Segalen séjournait régulièrement chez ses cousins, une famille d’artiste qui habitait une des rares maisons de l’île de Keller, située face du petit port de Galgrac’h, sur le côte nord-ouest de l’île d’Ouessant. Également officier de marine, Segalen ne pouvait pas signer une œuvre de fiction de son nom. Le pseudonyme de Max-Anély se compose de deux prénoms : le premier, Max, étant celui de son meilleur ami d’alors, Max Prat, ancien condisciple au lycée de Brest ; le second, quelque peu modifié : Anély pour Annelly, étant un des prénoms de sa femme, née Yvonne Hébert, fille de médecin et comme Segalen originaire de Brest. Leur mariage avait eu lieu dans cette ville le 3 juin 1905.
Peu de temps après son arrivée à Tahiti, en janvier 1903, Segalen a l’idée de son premier livre, qu’il intitule d’abord Le Promeneur de nuit – le « harepo » en maori, celui qui, à l’entour des temples, la nuit, récite les généalogies et les versets ancestraux.
Audacieux et novateur, le livre dut déconcerter plus d’un lecteur à sa parution. A contrecourant de la littérature exotique de l’époque, Segalen inverse le point de vue ethnocentrique en vigueur – galons, bluettes, chrysanthèmes ou « tirara parau » de circonstance –, et privilégie le point de vue indigène. Plus déroutant encore : il puise une grande partie de son vocabulaire dans la langue maori sans recourir à la traduction – la répétition, seule, finissant par en révéler le sens. Le lecteur se trouve donc immergé dans un monde inconnu, celui de la civilisation polynésienne écrasée sourdement quelques décennies plus tôt dans un simple contact mortel avec l’envahisseur, sa Bible et sa bouteille d’alcool. Pourtant, Les Immémoriaux n’est pas plus un pamphlet qu’une étude ethnologique ou un roman : aux confins des genres, il est tout à la fois, et s’annonce déjà comme un livre de poète, plus envoûtant qu’explicite. N’est-il pas d’ailleurs le grand poème épique maori que les tahitiens d’aujourd’hui ont adopté et reconnaissent comme leur Odyssée ? C’est le « parler ancien » d’une culture exclusivement orale qui ne connaît pas l’écriture et n’a rien laissé de tangible, hormis les farés de bambous, la langue sacrée dont il ne reste que quelques bribes où s’enferment l’éclosion des mondes, la naissance des étoiles, le façonnage des vivants, les ruts et les monstrueux labeurs des dieux Maori. La Vie est Joie, le Désir est Joie, la Sensation est bonne à sentir : c’est une des révélations du voyage de Segalen en Polynésie, c’est celle aussi qui anime Les Immémoriaux.
A l’instar du Salammbô de Flaubert, après les débauches de la documentation, de l’observation et de la sensation, Segalen s’est attaché à recréer, plutôt qu’inventer, dans le creuset de l’imaginaire, cette ancienne Tahiti. Parce qu’ils ont oublié leur culture, trahi leurs ancêtres, détruit leurs dieux, les maoris sont devenus les Immémoriaux. Dépossédés de leur mémoire, maintenus sous le joug du péché, ils sont comme les animaux humanisés du docteur Moreau, ânonnant, dans le comique et dans l’horrible, les versets de la Loi. L’issue est amère écrira Segalen à Claude Farrère qui jugeait la fin décevante. Le dénouement, terne, mesquin. Je l’ai désiré tel parce que le mesquin est ce qui me poigne le plus. Soyez dépité, déçu, agacé, énervé par mes derniers chapitres, tant mieux ainsi. Je suis satisfait. Avec, dans la bouche, un arrière-goût d’âpreté, et la sensation, aux mâchoires, d’avoir mordu.
Reconnaissant au roman une valeur à plus d’un titre, mais qui n’est pas de vente du tout, Père Vallette ne voulut prendre aucun risque et le Mercure de France offrit à Segalen de publier son livre à compte d’auteur. 1100 exemplaires furent tirés, 7 Japon et 10 Hollande pour les exemplaires de luxe. Le tirage courant fut divisé en trois tranches : cinq cents et deux fois trois cents exemplaires. Les deux dernières tranches se virent gratifier dès l’impression des mentions de deuxième et troisième édition, bien illusoires cependant. Lorsque l’éditeur Georges Crès – qui n’admirait pas du bout des lèvres – finança, en 1921, sa propre édition, le tirage du Mercure était loin d’être épuisé. L’édition Crès n’eut pas plus de succès, Plon en récupéra le stock. Les Immémoriaux restèrent inaperçus jusqu’en 1956, date à laquelle la collection « Terre Humaine » entrepris leur résurrection, à la suite des Derniers Rois de Thulé et des Tristes Tropiques.
Ajoutons qu’en 1907, le livre fut retenu pour l’attribution du cinquième prix Goncourt – Octave Mirbeau, s’il ne s’était déjà promis à un autre, lui aurait donné sa voix, la seule qu’il aurait eue.
Petites restaurations à la couverture, doublée, mais bel exemplaire avec les témoins conservés.
Fort rare sur grand papier, très recherché.