Librairie Pierre Saunier

Dixains réalistes par divers auteursDixains réalistes par divers auteurs Dixains réalistes par divers auteursDixains réalistes par divers auteurs Dixains réalistes par divers auteursDixains réalistes par divers auteurs Dixains réalistes par divers auteursDixains réalistes par divers auteurs Dixains réalistes par divers auteursDixains réalistes par divers auteurs

Cros (Charles), Nouveau (Germain), Rollinat (Maurice), Villard (Nina de).
Dixains réalistes par divers auteurs.

Paris, Librairie de l’Eau-forte, 1876 ; in-12 à l’italienne, bradel papier à la cuve, pièce de titre de maroquin brun, non rogné, couverture conservée (reliure d'époque). 54 pp., 1 f. – frontispice gravé sur Chine appliqué au verso du faux-titre.

8 500 €

Édition originale publiée sans les noms des auteurs par Richard Lesclide, l’éditeur de la revue Paris à l’Eau-forte, à 150 exemplaires : 25 Chine et 125 papier teinté comme celui-ci.

C’est l’exemplaire de Paul Éluard, avec son ex-libris Après moi le Sommeil dessiné et gravé par Max Ernst – il l’a enrichi d’une copie manuscrite de Vieux Coppées de Rimbaud – deux dizains : J’occupai un wagon de troisième … / Je préfère sans doute, au printemps, la guinguette … Contributions de Rimbaud à l’Album zutique (f° 3 r°). Éluard a dû faire cette copie sur l’Album - après être resté quelque temps chez Charles Cros, l'album appartint à l'acteur Coquelin Cadet, fut vendu à un libraire vers 1931 et entra dans la collection Latécoère. Pascal Pia publia ces Vieux Coppées dans le numéro 6 de L'Arbalète (automne 1942) avant d'en publier le fac-similé en 1961. La signature d'Éluard imite assez bien celle de Rimbaud.

Le livre réunit cinquante pièces de neuf auteurs : Charles Cros (15), Maurice Rollinat (10), Nina de Villard (9), Germain Nouveau (9), Antoine Cros (2), Hector L’Estraz, pseudonyme de Gustave Rivet (2), Jean Richepin (1), Auguste de Chatillon (1), Charles Frémine (1) – la bande du Café Voltaire près de l’Odéon. Non titrés, les dixains sont pourvus d’un numéro d’ordre en chiffre romain et les vers sont imprimés sans majuscule sauf s’il s’agit d’un début de phrase – Lesclide avait imprimé Le Fleuve (Cros-Manet, 1873) de la même manière.

En janvier 1875, Richard Lesclide annonce dans son Paris à l’eau-forte la résurrection du Parnasse contemporain, célèbre recueil paru en 1866 et 1871. Le camp des poètes est en fermentation. Certains, dans la confidence, ont déjà envoyé leurs poèmes à Alphonse Lemerre, l’éditeur qui, fort des 1er et 2eme Parnasse, a pris l’ascendant sur la préparation du 3eme volume et institué un jury de sélection dont l’identité des membres est tenue secrète – le Komité des grâces (Verlaine) chargé de faire le tri : Théodore de Banville, François Coppée et Anatole France. Parnassiens du 2eme recueil, Charles Cros et Nina de Villard envoient leurs poèmes à l’été 1875, comme Mallarmé ou Verlaine, parnassiens historiques – tous sont rejetés.

S’il avait connu ses juges, Mallarmé serait allé les gifler. Verlaine, on le découvrira plus tard, est évincé par Anatole France pour ses idées communardes et ses frasques avec Rimbaud – l’homme est indigne et les vers les plus mauvais qu’on ait vus. L’exclusion par ce même juge de Nina de Villard et Charles Cros est motivée par une jalousie recuite depuis 1868-69 : à cette époque, dans le flamboyant salon de la belle Nina, France avait été évincé des bonnes grâces de celle-ci par un rival autrement plus brillant que lui, Charles Cros, qui manqua même de l’étrangler dans un café de la rive gauche – je serais contraint de retirer mon envoi si le sien était admis avertit France.

Bref, en riposte Nina, aidée par Cros (ou l’inverse), eut l’idée d’un Montparnasse contemporain dès l’automne 1875 (sur le modèle du Parnasiculet contemporain, première parodie douloureuse du Parnasse) en fédérant quelques poètes dont Germain Nouveau qui n’avait cure de figurer parmi les impassibles. Le titre, jugé trop agressif pour Le Parnasse, devint Les Dixains réalistes. Si on ne se doute pas encore de l’identité du jury, peut-être a-t-on deviné la présence de Coppée, en tout cas il en est la cible principale. Le poète des Humbles a remis au goût du jour le dizain dans ses Promenades et intérieurs de 1875 – et puis, toute la petite bande a encore en tête les "faux Coppée" de l’Album zutique de 1871 …

Richard Lesclide, qui doit publier le volume, l’annonce derechef dans son Paris à l’eau-forte du 23 janvier 1876 : M. Charles Cros, l’auteur du Coffret de santal, du Hareng-saur et d’autres poèmes capables de donner le mal de mer aux plus solides estomacs bourgeois, prépare une édition pharamineuse de Dizains réalistes, dus à des plumes de différents sexes. Il nous a été donné de feuilleter son manuscrit qui est comme un parterre de fleurs vivaces et odorantes. Enfin, lorsque le troisième recueil du Parnasse pointe en mars 1876, il l’annonce imminent dans sa revue et donne même en avant-première deux dizains de Cros et un de Rollinat.

Las, malgré son faible tonnage de corsaire, Richard Lesclide ne put rattraper Alphonse Lemerre : ses Dixains réalistes parurent au mois de juillet suivant, non sans panache mais avec trop de retard pour s’inscrire dans le sillage du succès de l’armada parnassienne. (…) il y a des déveines, des malchances, des guignons. Jamais impression n’a rencontré plus d’obstacles et de difficultés. L’auteur en premier lieu, l’imprimeur ensuite ; tous ceux qui ont contribué, à un titre quelconque, à la fabrication de ce volume, semblent l’avoir pris en grippe et s’être mis en travers de sa route. La copie se perd, les épreuves s’égarent, les caractères manquent ; toutes les fatalités semblent conjurées contre cette brochure ; — mais nous lui restons, — et c’est assez (Lesclide cité par Michael Pakenham, Déboires d’éditeurs, 2011).

Attribuée tantôt à Charles Cros, tantôt à son frère Henry, la gravure légendée « Le Noircisseur de verre par éclipse » renvoie au deuxième dixain composé par Charles Cros : et sa maîtresse accouche, apportant un enfant parmi tant de soucis ! Il compte pour dîner, sur ses verres noircis. Carrières de Montmartre, en vos antres de gypse, abritez le marchand de verre pour éclipse ! – « le marchand de verres fumés pour éclipses » étant un euphémisme du langage populaire pour désigner les souteneurs ou les mauvais garçons, dont un des endroits de rendez-vous était les carrières de Montmartre (Louis Forestier). La gravure sur Chine appliqué avait préalablement paru dans la revue de Lesclide, Paris à l’eau-forte du 4 juin 1876, mais tirée sur vélin (n°160 de L’Omnibus de Corinthe, toujours disponible … onzesite).

Bel exemplaire, belle provenance.